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Ismaël Jude , après une maîtrise de philosophie et un DEA d’Études théâtrales, a soutenu en 2012 à Sorbonne Universités (Paris 4), sous la direction de Denis Guénoun, un doctorat de littératures française et comparée consacré à la relation entre le théâtre et la philosophie chez Gilles Deleuze. Il a collaboré, en tant qu’auteur dramatique, avec des metteurs en scène comme Vladimir Petkov (2005), Antoine Bourseiller (2009) ou Nicolas Kerszenbaum (2012) et, en tant que chercheur dramaturge, avec Philippe Quesne (2016) pour La nuit des taupes. Cette dernière expérience a donné lieu à la publication de Sur le théâtre de Philippe Quesne, L’anthroposcène et ses troglodytes (L’Harmattan, 2018). Il a effectué la mise en scène de certains de ses propres textes de théâtre, comme, par exemple, Maraîchers (2009), une commande du Parc naturel régional des Caps et Marais d’Opale. Dancing with myself (2014), le premier de ses trois romans publiés aux éditions Verticales, raconte, dans une langue « fleurie », l’initiation sexuelle d’un petit garçon qui découvre le mystère du sexe féminin dans la boite de nuit perdue en milieu rural où il grandit avant de développer ses obsessions à l’âge adulte à Paris. Vivre dans le désordre (2019) a été écrit lors d’une résidence d’écrivain de la Région Île-de-France dans un accueil de jour de personnes sans domicile. L’action se déroule dans le treizième arrondissement de Paris et revisite l’histoire et la géographie des lieux depuis le Moyen-Âge jusqu’aux mutations urbaines contemporaines. Des personnages interlopes évoluent dans une bordure, une zone intermédiaire entre deux milieux qui n’est plus tout à fait Paris et pas encore la campagne. Grief (2022) se manifeste par une rupture formelle avec les deux précédents romans, par un ensauvagement de la langue, supprimant les majuscules et la ponctuation, déformant les mots, faisant tendre l’orthographe vers un archaïsme, afin de donner à entendre la voix d’une femme sauvage qui s’insurge contre les violences physiques et symboliques faites aux femmes.
EXTRAITS NATURELS
L’homme printemps
interprété par Clotilde Ramondou
« Elles disent que tu es mort. Mais qui sont ces femmes ? De prudes cagotes. Elles te disent mort mais, dans leurs bouches, tout a un goût de cadavre. Et tout a l’odeur avarié des vieilles viandes putréfiées.
Elles ne savent pas ce que tu es. Et que tu ne sais pas mourir.
Elles ont inventé un dieu qui meurt
Un dieu pour se complaire dans la mort
Misère que cette vie
Mort que cette vie
Je ne veux pas de leurs dieux cadavres ambulants
Toi, tu avais le parfum puissant d’un jardin
Et l’odeur de la vie
Des fruits, de la terre, du foutre, des fleurs
Pour nous, mon jeune et bel Adonis
Il ne peut se faire que tu meurs
Sinon toute vie sur terre aurait cessé
Toute vie sur terre a-t-elle cessé ?
Ne vivons-nous plus qu’un semblant de vie ? »
Saisissements
interprété par Jean-Charles Dumay
« six saintes barbes fleuries de jasmin six saintes femmes aux seins nus t’adressent leur sourire d’extase
vertes les notes de tête de leurs chevelures florales t’entêtent
mélange de plantes à fleurs odorantes bisannuelles
oranges les notes de cœur de leurs rondes mamelles t’écœurent
bombes lactées prêtes à arroser le monde
viennent les eaux pressantes
les notes de fond
civette jaunes suaires cuvette fond de culotte
tu bascules t’effondres fonds en eaux salées
les notes de fond t’effondent
(…)
« et tu vas à rebours
tu vas à rebrousse-poil
quatre à quatre dans les escaliers du temps
quatre à quatre pattes tu démens la verticalisation de l’homme
le redressement de l’homme civilisé
tu le déverticalises
décivilises l’homme et la femme en nous
redonnes goût
goût à l’homme et goût à la femme et goût à la vie
à la vie animale
redonnes odeur
redonnes souffle »
Psychanalyse des fleurs
interprété par Céline Milliat-Baumgartner
« J’aime les fleurs mais je les aime pour ce qu’elles sont. Je ne veux pas en faire des substituts. J’aime le sexe. Je veux aimer le sexe pour ce qu’il est, sans y mêler les fleurs, qui n’ont rien demandé. Si les fleurs avaient un langage, il ne serait pas pour nous. Voilà ce que je dis. Elles s’expriment avec des odeurs, des vibrations. Elles ne font pas de symboles. Elles détectent des vibrations. Nous sommes une présence pour elles. Elles émettent. Ce qu’elles émettent, ce ne sont pas des signes. Ce sont des émanations. Et ce n’est pas pour nous, les couleurs, les parfums, les formes. Si on peut concevoir un langage sans signes ni symboles, c'est leur langage. Comment ne pas les envier ? Les plantes ne savent pas ce que c'est qu’un père ou une mère, et même un moi, elles ne savent pas. Elles sont juste impossibles à psychanalyser. Elles ont une langue intraduisible. Je voudrais tellement que mon inconscient soit structuré comme ce langage-là. Pas de symbolisme, pas de volonté. Des émanations. Vous croyez que c'est possible ? Le silence. Une forme de silence. On ne peut pas dire dans notre langue ce qu’elles nous disent.
« Mon bras effleure une branche, la sensitive se rétracte. L’acacia décèle la présence, même s’il ne peut pas dire où je suis ni ce que je suis. Est-ce si important de savoir ce que je suis ? Le végétal est une présence qui nous contient. Je ne sais pas ce que je suis. J’accepte d’être perdue dans un jardin. Et d’une certaine façon, je suis moi aussi un jardin dans le jardin. »
Cabane de fortune
interprété par Laurent Charpentier
« L’être s’englobe dans une eau
Et tout l’être a le volume invariable de l’eau
Et tout l’être a l’odeur de cette boule unique où premièrement tu es
C'est un seul et même être
C'est tout l’être qui bourdonne
Une bulle odorante pérenne dans une bulle sonore variante
(…)
« Et longtemps dans ta vie tu choisiras le néant
Et longtemps dans ta vie tu confondras ce qui est bon et mauvais pour toi
Du fait de ce malentendu à l’origine
Et tu auras des passions brutales
Et tu renifleras avec délice les senteurs interdites qui semblent dégouter tous les autres
Et tu feras ton refuge de substances psychotropes
(…)
« Tu cherches la cabane qui pourra accueillir ton être polymorphe
Ton incapacité à être toi-même
Tenir dans la limite de ta peau
Cette brûlure permanente
Cette bordure hérissée de picots
Cette déchirure inraccommodable
Cette béance de toujours
(...)
Parfois il t’arrive de sortir de ce mal-être
Tu as de rares extases olfactives
Tu marches dans un jardin méditerranéen
Une odeur te saisit
C'est l’odeur même de l’absence
Une cabane de fortune
Et tu t’y abandonnes »